Over Game

Une proposition artistique de Bérengère Lebâcle et Alexis Fichet sur ça tire de Jérôme Game (Al Dante, 2008).

Installation : Alexis Fichet, Bérengère Lebâcle, Olivier Marboeuf

Création sonore : Frédéric Marolleau /​Jérémie Cordonnier

Vidéo : Jean-​Stéphane Havert

Avec la collaboration du LAAB (Laboratoire Associatif d’Art et Botanique) 

Production : Khiasma/​Lumière d’août

Dates : Khiasma/​Festival Relecture #10 (2010)

Over Game

Alexis Fichet et Bérengère Lebâcle investissent la totalité de l’espace Khiasma pour y faire entendre la langue si singulière de ça tire. Il s’agit d’une relecture, mais aussi d’une réécoute, du redéploiement d’une langue et d’une poésie qui étaient jusqu’ici inséparables de la voix et du rythme de l’auteur. Tout l’espace est habité par cette écriture : installations, vidéos et propositions sonores concourent à rendre sensibles la puissance de la langue, ses effets de coupure, sa vitesse, la liberté de ses associations.

Bérengère Lebâcle se meut dans ce volume dont elle active certaines stations par sa présence, par des chansons et des performances textuelles. Les spectateurs sont invités à circuler dans un espace qui relève autant de l’installation plastique que de la scène d’une performance discontinue.

O. Marboeuf

Pour sa 10ème édition, le festival Relectures, temps fort des littérature vivantes à Khiasma, choisit de bousculer les formats. Avec Over Game, pièce unique de ce programme, c’est une nouvelle relation à la langue qui est explorée. Pendant cinq soirées, les spectateurs sont invités à circuler dans un espace qui relève autant de l’installation plastique que de la scène d’une performance discontinue. Chacun choisira son exploration au cours de la soirée, chacun décidera de sa durée, effectuera son montage dans l’univers que dessine cette langue obsédée par l’espace.

Entretien avec Alexis Fichet et Bérengère Lebâcle. Propos recueillis par Olivier Marboeuf

Jérôme Game est un poète sonore. Quand on le voit en performance, on comprend combien sa poésie est intimement liée à sa scansion, au rythme particulier qu’il donne au texte, à sa capacité à prononcer autant les sonorités que l’absence de lettre, les vides, les plis. Il y a un “corps Game” où le texte et son locuteur apparaissent alors indissociables. Pourtant vous avez décidé de proposer une mise en scène à partir d’un de ses livres, de donner à entendre Game par un autre corps…

Nous avons rencontré Jérôme Game ensemble, lors de sa résidence au Triangle, à Rennes. Très vite, il y a le sentiment de la rencontre avec une écriture unique, qui nous déplace. Quand on a cette sensation, on a envie d’aller plus loin. Évidemment, cela prend du temps pour trouver sa forme. Puis la rencontre avec l’auteur fait que le désir se confirme, grandit. Nous venons du théâtre. Le théâtre, lorsqu’il s’empare de la poésie sonore ou de la littérature, pose des questions complexes : on a souvent le sentiment qu’il referme le sens, qu’il propose une écoute moins vaste (c’est souvent lié à une vision du théâtre indissociable de la notion de personnage). D’un autre côté, la fascination pour la poésie sonore, pour l’évènement que constitue la parole d’un poète multipliée par sa voix (Prigent, Tarkos, Pennequin, Game), cette fascination manque parfois des choses : après une performance, on n’a pas tout entendu. Nous sommes des fans de poésie sonore, mais ce qui nous intéresse, c’est de prolonger la sensation première : recouvrir cette voix, découvrir ce qu’elle peut masquer. Il y a un corps, une voix, une diction à l’origine de l’écriture, mais elle contient des trésors qui ne se révèlent que dans une autre voix, un autre rythme. Dans l’écriture de Jérôme Game, il y a vraiment plusieurs niveaux de lecture, il y a de la pensée, il y a de quoi déplier, créer des échos. Il y a de l’espace pour une relecture.

Au-​delà d’une mise en scène, il s’agit d’une mise en espace qui donne littéralement à voir le texte. Le spectateur est pris dans un aller-​retour entre le texte lu et le texte entendu, dit, comme si le dispositif tramait ensemble plusieurs points de vue sur un texte sans en choisir un plutôt qu’un autre.
Relire, réécouter, redire. Plus on avance dans la connaissance de ça tire, plus on en tire du plaisir. Mais cela suppose aussi un regard, un choix, des coupes. Nous créons des espaces précis, des conditions d’écoute, de lecture, à partir d’extraits. Alors il y a l’intégralité du texte, au mur, pour que le public, dans ses circulations, puisse se situer dans l’oeuvre, voir notre travail de coupe, de sélection. Relire, mais aussi se relier au livre, à l’objet d’origine.

On sent qu’au-delà des performances de Game-​lecteur, vous êtes revenus en profondeur sur les thèmes de son écriture : sa dimension organique notamment, qui contraste avec des sensations plus cliniques, abstraites. Vous mettez en scène un jeu entre la surface lisse et la profondeur, les sensations visuelles et celles du corps. Le dispositif se déploie d’ailleurs du blanc immaculé au noir complet, qui est aussi le lieu de la sensualité.

Dans ça tire, il est question de ‘smog du sens’ : l’écriture nous fait toucher la sensation, sans que le mot lui-​même nous parvienne. Des mots, des sons manquent, mais du sens nous parvient par accumulation, par effet de proximité. On peut passer d’un univers à un autre. Le corps vivant et le corps de métier se confondent. Nous avons cherché à reproduire ce ressenti, cette sensation de passage de frontière inconscient. Par ailleurs il y a du corps dans l’écriture de Game, une sexualité même. Présente, mais jamais immédiate, toujours distanciée : une sexualité de l’image, pas du ressenti direct. D’où l’évocation d’une sensualité, d’une douceur. Du reste, Jérôme Game lit avec une grande douceur, sa voix est très sensuelle, derrière la technique. Ici un des parti-​pris est que tout passe par une voix féminine. Des formes rondes, aussi, mais refroidies, comme la table sonore de l’entrée. Ce sont des choses dont nous avons parlé ensemble, que tu as mis en œuvre autant que nous.

C’est une manière d’interroger la notion de lecture, cela positionne le visiteur dans un état de temps suspendu où il est libre de choisir la manière dont il va organiser le temps et l’espace de sa lecture. Cela rejoint des propositions comme l’exposition Self Fiction de Christian Barani, présentée à l’automne à Khiasma, qui interrogeait la notion de film dispersé dans l’espace.

Oui, ça interroge la notion de lecture et, dès le départ, la question du théâtre. Les gens qui vont venir sont des relecteurs, qui ne sont ni tout à fait des visiteurs ni tout à fait des spectateurs. Plutôt qu’une scénographie, il y a tout un lieu à organiser. Mais il s’agit toujours de créer les conditions de déploiement d’un texte.

L’installation intègre aussi une partie végétale. La nature, et plus largement l’écosophie, sont des préoccupations qu’on retrouve dans vos travaux précédents. La nature est ici en suspend entre sa réalité concrète et sa dimension artificielle. Comment ce jardin incertain résonne pour vous avec l’écriture de Jérôme Game ?

Les plantes sont vivantes, elles respirent et créent une circulation de gaz, de flux, que l’on retrouve dans l’écriture de Jérôme Game. C’est le côté organique. L’envie de créer une nature en vie, qui respire, rejoignait toute cette idée de difficulté à respirer, très présente dans ça tire. Mais aussi les pensées qui circulent chez Jérôme Game, qui poussent les unes à côté des autres, s’entrelacent. L’idée des rizhomes de Deleuze était présente également. À l’intérieur du corps du narrateur de ça tire, les mots sont bloqués. Il y a la recherche d’une libération de ce souffle, de cette parole.
Il y avait pour Bérengère l’image de Chloé dans L’écume des jours de Boris Vian, avec son nénuphare qui pousse, qui circule en elle, qui la contraint, comme dans ça tire. Et puis il y avait cette question du point de vue : d’où on regarde. Dans l’œuvre de Jérôme Game, on est constamment entre les airs et l’eau, et Bérengère avait cette vision du dessus : on est en parapente, ou en avion, et on voit un paysage. C’est toi Oliver qui a proposé et organisé la rencontre avec le LAAB, qui eux sont spécialistes de botanique, avec une capacité à révéler ce qui circule autour, et dans les plantes.

Quels sont les enjeux de Redirection, l’une des vidéos de l’installation, qui met en scène des lecteurs anonymes de Game ?

C’est d’abord très simplement un moyen de faire découvrir la langue de Jérôme Game à une soixantaine de personnes. Faire pratiquer, même au travers d’un jeu, c’est un moyen de faire découvrir. Les gens qui ont participé à Redirection ont été, d’une manière ou d’une autre, traversés par la voix de Jérôme. Nous travaillons sur ça tire, un livre/​CD, donc un objet livre qui contient aussi la voix de l’auteur. Il nous semblait donc qu’à la relecture devait se lier la redite, la re-​diction. Voice over, littéralement. Que des voix passent par dessus celle de Game, qu’on entende Game au travers de personnes qui le découvrent, et le recouvrent. C’est très beau de voir comment les gens sélectionnent, rythment, découpent ou pas. Le passage d’une personne à une autre, parfois, crée un choc, alors que c’est la suite exacte du CD. Chacun trouve son Game, et sa virtuosité. On assiste à la découverte d’une langue et à son appropriation immédiate. C’est un rapport assez joyeux à la langue.